Réflexions sur Solvabilité II : 2e Partie

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Cet article a préalablement été publié en anglais le 14/08/13. Toutes les citations directes doivent être confrontées à leur version originale en anglais.
Dans la 1ère Partie, le professeur Karel Van Hulle, l’ancien chef de l’unité Assurances et fonds de pension de la Commission européenne fait part de ses réflexions sur Solvabilité II, sur ses réalisations et sur l’attitude des professionnels. Dans la 2e Partie, il poursuit son entretien avec Gideon Benari, rédacteur en chef de Solvency II Wire, en évoquant le lobbying, la nécessité d’un terrain d’essai objectif pour les nouvelles règles et une nouvelle approche de la surveillance.

Nouveau changement d’ambiance musicale. Nous subissons désormais une version claironnante, au sens propre et figuré, de Copacabana. À une table et un pilier de nous, un groupe de vacanciers ont engagé une discussion houleuse et très (très) bruyante. Ils parlent si fort que lorsque de retour à mon bureau à Londres, j’ai retranscrit notre entretien, j’ai réalisé que je pouvais probablement reconstituer la totalité de leur conversation. Le soleil de midi nous inonde et il vaut mieux être à l’ombre pour éviter les coups de soleil. À l’occasion on entend le bruit que fait une personne en plongeant dans la piscine. C’est le moment de commander un second café.
Reflections on Solvency II 2Notre discussion sur la préparation du reporting et sur la résistance des professionnels nous amène à évoquer le sujet épineux du lobbying et du dialogue entre les régulateurs et les entreprises.
«Ce que j’ai appris au cours de ma carrière au sein des instances de régulation, c’est que chaque fois que quelqu’un me dit que ce n’est pas possible, c’est une façon d’esquiver le problème. Et ma réaction est toujours de dire que si ce n’est pas possible, nous allons faire en sorte que cela soit possible. Vous êtes incapable de trouver une méthode ? Nous allons vous donner une méthode », dit-il catégoriquement.
« Ce n’est pas un argument crédible. Si les gens disent que c’est techniquement impossible, alors je réponds : eh bien prenez un autre consultant. »
Ses propos transpirent le vécu et les années d’expérience. Il les formule sans aucune colère, mais ils sont empreints de la même incrédulité qu’un père pourrait avoir vis-à-vis de son adolescent de fils qui aurait imaginé une énième raison pour laquelle il serait ‘im … pos … si … ble’  de descendre les poubelles et d’aller au cinéma le même soir.
Lorsque vous concevez une règlementation pour des activités complexes telles que les services financiers, les régulateurs sont confrontés en permanence à la même situation paradoxale où ils ont besoin de l’expertise technique des professionnels du secteur pour les aider à élaborer des règles efficaces.
Comment faire alors pour distinguer ce qui relève du lobbying, à savoir les efforts du secteur pour adapter les règles en fonction de ses intérêts propres, de ce qui relève d’une vraie préoccupation technique ?
« Eh bien [il soupire et respire profondément], c’est quelque chose qui sera toujours difficile. » Il marque une pause. « Ce serait fantastique si les régulateurs étaient confrontés à un groupe d’acteurs du secteur qui soient toujours à cent pour cent clairs sur la nature des vrais problèmes. Mais ce n’est pas la façon dont le monde fonctionne aujourd’hui. De fait, vous vous retrouvez avec des professionnels qui soulèvent cinq problèmes là où un seul est réellement important. C’est la négociation. Et c’est pourquoi il est si important, je trouve, que les gens impliqués dans le processus de régulation sachent ce qui se passe réellement. J’ai consacré beaucoup de mon temps à cette question. Aussi, lorsque j’étais à la Commission, j’ai mis à profit mon temps libre pour discuter avec de nombreuses personnes et comprendre quels étaient les vrais problèmes, de sorte à pouvoir repérer, lorsque je recevais une proposition, les éléments réellement sérieux de cette proposition »
Ne pensez-vous pas que l’autorité de régulation propose parfois des règles plus strictes, sachant pertinemment qu’elles vont être édulcorées ?
Karel Van Hulle 5Sa réponse est quasiment identique à celle faite à la question précédente : « Je n’écarterais pas cette hypothèse. Si vous faites une proposition, vous devez être réaliste et être conscient que votre proposition sera rarement adoptée telle quelle ; aussi, vous pourrez avoir tendance à faire une proposition un petit peu plus contraignante. »
Il oriente alors la conversation sur ce qui, d’après lui, pourrait aider à résoudre ce paradoxe. « Du point de vue des régulateurs, il y a rarement un terrain d’essai objectif. Et c’est sur cela que j’aimerais bien travailler un petit peu à l’avenir. Trouver des méthodes et des moyens permettant aux universités de jouer pleinement leur rôle ».
Après avoir quitté la Commission en février dernier, le professeur Van Hulle a rejoint le monde universitaire et donne des cours magistraux à la Faculté de sciences économiques et de gestion de l’Université catholique néerlandophone de Louvain en Belgique, son pays d’origine, et au Centre international de règlementation des assurances de l’université Goethe à Francfort-sur-le-Main, dont il est également membre exécutif du conseil.
Il a très envie de créer un « terrain d’essai objectif ». « Je pense que c’est quelque chose qui manque dans pratiquement tous les domaines de la réglementation. Et particulièrement dans le domaine de l’assurance, nous n’avons au niveau universitaire aucune pépinière d’idées, de solutions et d’options que les organismes de réglementation pourraient consulter, lorsqu’ils doivent prendre une décision définitive, de sorte à pouvoir dire : cela est sensé, nous avons un partenaire indépendant qui arrive à la même conclusion. »
De tous les volets de Solvabilité II, le débat sur les garanties « branches longues » est celui qui en aurait le plus besoin. D’après lui, l’ensemble du processus bénéficierait d’un peu plus de pragmatisme et d’un peu moins de dictature des chiffres. « Il y a tous ces gens qui critiquent aujourd’hui les solutions et les ajustements proposés pour les garanties « branches longues », et qui disent que ce n’est pas cohérent avec le marché. Je pose la question : qu’est-ce que cela veut dire être cohérent avec le marché ? Où est-ce qu’il est dit et gravé dans le marbre qu’il n’y aurait qu’une seule façon de traiter cette question ? »
« Ces personnes » sont les actuaires et les universitaires qui critiquent la façon dont les mesures relatives aux Garanties « branches longues » de Solvabilité II vont manipuler (ils disent « trafiquer ») les évaluations économiques afin de protéger les bilans des sociétés d’assurance contre la volatilité à court terme.
Le problème n’est pas simple de quelque point de vue que l’on se place. La méthode retenue qui consiste à actualiser les engagements à un taux sans risque ne fonctionne pas dans l’environnement économique actuel, alors que le fondement même du concept du placement d’un actif à un taux sans risque a été remis en cause par la crise de la zone euro. « Qu’est-ce qu’un taux d’actualisation sans risque aujourd’hui ? », interroge-t-il. « Dans le passé, les actuaires ont fait valoir que le taux d’actualisation adéquat devait être le taux sans risque. Qu’est-ce qui est sans risque aujourd’hui, dites-moi ce que cela veut dire », lance-t-il encore en guise de conclusion à cette rafale pacifique de questions rhétoriques.
« Dans le passé, la réponse était plus qu’évidente, c’était le taux des obligations d’État. Mais les choses ont changé désormais. Alors il nous faut trouver d’autres moyens. Je pense qu’il est grand temps que les professionnels du secteur de l’assurance commencent à lever le nez de leur assiette, qu’ils mettent au placard les vieilles théories et qu’ils intègrent ce qui se passe dans le monde réel. »
En disant cela, il fixe son assiette, ou plutôt la soucoupe et la tasse vide devant lui, et se met à déplacer les objets sur la table et à les pointer du doigt pour expliquer son idée. « Tout ne se résume pas à une modélisation mathématique des choses, c’est aussi une question de jugement, d’utilisation de son jugement. Mettre votre assiette sur la table, ne pas avoir d’assiette juste devant vous, vous limiter aux options offertes par cette assiette Votre assiette est sur la table avec de la nourriture. Vous pourriez avoir à utiliser une assiette différente si vous avez d’autres types de nourriture. »
Karel Van Hulle 6La séquence me rappelle l’un de mes courts métrages préférés ‘Coffee and Cigarettes’ réalisés par Jim Jarmush en 1986. Dans ce petit chef d’œuvre tourné en noir et blanc, Roberto Benigni, assis à la table d’un café encombrée de tasses de café et de deux cendriers, converse frénétiquement avec le comédien Steven Right. Si seulement Karel s’était livré à son petit ballet au rythme de la musique crachée par les enceintes, cela aurait fait une bien jolie scène de film.
Mais la petite danse des assiettes sert son propos, soulignant le besoin de sortir des sentiers battus afin de faire face à une situation qui a complètement remodelé notre vision du monde.
« Le problème de fond dans le domaine de l’assurance, plus encore peut-être que dans d’autres domaines, c’est que l’on a tendance à l’appréhender du simple point de vue quantitatif, alors que les aspects qualitatifs sont très importants. La réalité des affaires doit être prise en compte. Ces choses ont un objectif. Nous ne cherchons pas à évaluer les engagements juste pour le plaisir. Nous le faisons parce que ces engagements poursuivent un objectif. Nous parlons des engagements à long terme. Ainsi, au moment où votre engagement sera arrivé à échéance, il n’est pas improbable qu’il y ait d’autres ajustements imposés par le marché. »
Notre conversation tire à sa fin. La plupart des vacanciers sont de retour au bord de la piscine ou ont disparu, sans doute pour faire la sieste dans un endroit plus frais. La musique, comme le soleil, est sans pitié.
Reflections on Solvency II 4Ses dernières réflexions sont pour évoquer le processus de contrôle prudentiel et souligner combien il est important de comprendre que le contrôle prudentiel tel qu’il est conçu dans le cadre de Solvabilité II est fondé sur le dialogue, ce en quoi cela diffère de Solvabilité I. « C’est important car cela signifie que si vous voulez avoir un bon contrôle prudentiel, il vous faut avoir des partenaires avec qui traiter sur un pied d’égalité. »
« Il est évident que l’assureur aura une connaissance de sa compagnie d’assurances bien meilleure que ne pourra jamais l’imaginer un superviseur. Mais Solvabilité II exige du superviseur qu’il améliore sa connaissance du métier de l’assureur. Si le superviseur a besoin de savoir ce que fait l’assureur, alors il faut qu’il parle à l’assureur. Il lui faut comprendre l’activité et l’assureur devra lui fournir les données qui lui permettront d’améliorer cette compréhension. C’est pourquoi tous ces piliers sont complémentaires. J’ai toujours attaché une très grande importance au dialogue, à un dialogue régulier entre la société d’assurance et le superviseur, ce qui nécessite un changement de mentalité des deux côtés. »
Réussir ce « changement de mentalité » pourra bénéficier aux deux parties.
« Le superviseur n’est pas un adversaire, il est mon partenaire et il veille à ce que je puisse tenir mes promesses. Peut-être conviendrait-il qu’en tant qu’assureur, j’aille voir mon superviseur et quand il me dit que je devrais accorder plus d’importance à une question particulière, je devrais me féliciter que quelqu’un me le dise. Parce que les objectifs finaux sont fondamentalement les mêmes. »
Alors que notre conversation touche à son terme, il souligne l’évolution marquée vers une supervision de plus en plus intrusive dans l’environnement d’après-crise. Avec le recul, cela ressemble à un commentaire sur sa propre carrière et sur son attitude à l’égard de Solvabilité II.
« Quand vous exercez la fonction de régulateur, vous apprenez que les choses peuvent prendre du temps ; vous apprenez également la modestie. Vous appréhendez rarement toutes les conséquences lorsque vous commencez à préparer la nouvelle réglementation. Vous vous dites peut-être que vous avez conçu « une règle parfaite ». J’ai appris à ne plus dire qu’une règle est parfaite. Je n’ai jamais écrit que Solvabilité II était parfaite. Elle n’avait pas vocation à être parfaite. C’est quelque chose d’évolutif. Mais la philosophie de base est bonne. Et à moins que je ne trouve quelque chose d’autre qui serait mieux, je la défendrais. »

© Insurance Europe
Image: Insurance Europe

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Le livre de Karel Van Hulle intitulé « Solvency II is Good for You » doit paraître en juin 2014.

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